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J’ai vu que ce billet[1]https://temoignagefiscal.com/baisse-du-qi-appauvrissement-du-langage-et-ruine-de-la-pensee-par-christophe-clave/ de Christophe Clavé est actuellement beaucoup partagé sur les réseaux sociaux.

Ce texte me choque profondément, pour plusieurs raisons que j’expose. Après la conclusion, j’aborde l’argumentaire de l’article qui doit de mon point de vue être critiqué, sans aucune malveillance s’entend, dans le but de favoriser l’accession à des débats de meilleure qualité.

La langue définit la pensée

Plus le langage est pauvre, moins la pensée existe

Selon M. Clavé, sans langue pour l’exprimer, la pensée s’appauvrit. Si on remonte ce raisonnement à ses prémisses implicites, alors il semble que la langue ait précédé la pensée: un groupe de singes (ou d’homo-quelque chose) a subitement acquis un langage, et à partir de là a vu « apparaître sa pensée ». Au vu des connaissances actuelles, il serait inepte de défendre une telle position!

La causalité est importante

Ce serait inverser la causalité des évènements: la langue découlerait de la pensée, et non l’inverse. La pensée est première et la langue a été façonnée ensuite pour exprimer cette pensée. Il est certain que dans une certaine mesure, les deux s’influencent mutuellement. Mais il n’en reste pas moins que le besoin de l’homme est d’exprimer sa pensée, et donc il va se donner les outils pour s’exprimer en conséquence.

La partie n’est pas la même chose que le tout !

Par contre, ce qui est certain, c’est qu’une personne qui n’a pas été éduquée à exprimer sa pensée réduira son champ lexical, et en réduisant ce champ sera de moins en moins capable d’exprimer une pensée complexe. Mais il serait définitivement absurde de généraliser le fonctionnement individuel à celui d’une population entière, bien plus diverse, complexe et riche que chacun de ses membres pris séparément !

Aucune langue ne s’appauvrira jamais au point de faire disparaître toute pensée complexe de ses locuteurs. On a suffisamment d’exemples de néologismes qui passent dans le dictionnaire, de tournures de phrases qui sont créées pour pouvoir coller aux besoins d’expression, pour comprendre qu’une population se donne toujours les moyens de pouvoir s’exprimer, quelle que soit la période et le contexte.

Quid des autres pays et civilisations?

On aborde ici la raison principale pour laquelle ce texte est parfaitement scandaleux: dans sa formulation, il peut être laissé à comprendre qu’une langue sans subjonctif, sans tutoiement, sans « Mademoiselle », etc., ne permet pas d’exprimer une pensée complexe.

Outre le fait que cette conception est parfaitement franco-centrée, elle est également tout-fait insultante pour les pays dont la langue n’a pas de tutoiement, de « mademoiselle », de subjonctif, etc., et qui se verraient taxés de facto de peuples primaires, sans pensée complexe, et plus prosaïquement « bas de plafond »…

Les concepts véhiculés en français sont exprimés par d’autres moyens dans les autres langues. Le subjonctif grammatical n’est pas la voie royale pour exprimer un souhait.

On est toujours l’illettré de quelqu’un

Je ne crois pas qu’il y ait de classement des langues en terme de qualité de pensée exprimable. Les langues sont adaptées aux civilisations qui les parlent. Elles reflètent les schémas et structures de pensée des locuteurs qui les ont construites, ainsi que les évolutions à travers les âges de ces schémas et structures. L’étude des langues est à ce titre extrêmement riche, qu’elle en dit très long sur « l’état d’esprit » des peuples qui les ont façonnées au cours des siècles.

Chaque langue permet d’exprimer une pensée aussi complexe qu’on souhaite. Par contre elle est adaptée à son usage. À titre d’exemple, les inuits considèrent beaucoup de pays comme arriérés pour décrire le paysage: l’inuktitut a une impressionnante palette de mots pour désigner la neige et la glace[2]https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/les-mots-en-inuktitut-pour-la-neige-et-la-glace, que les autres pays n’ont pas. Nous sommes donc les illettrés de la neige. Et si l’inuktitut ne colle pas sa conjugaison à notre Bescherelle, gageons qu’ils ne sont ni plus ni moins bloqués pour exprimer l’ensemble de leur pensée que nous.

La tentation de l’élitisme

Il est également utile, je pense, de ne pas se voiler la face sur les raisons de certains pour ne pas qu’une langue se simplifie: la langue est un important vecteur de classe sociale: ceux qui sont capables de la manier « en profondeur » font partie des élites, alors que ceux qui s’expriment plus simplement font partie du « petit peuple ». Le pire, dans tout cela, est que cette hiérarchie est acceptée par tous, les élites comme les autres. Une personne sera plus respectable et respectée, plus écoutée selon qu’elle utilise un langage riche et soutenu.

Cette classification sociale a toujours été recherchée par une frange de la population: les moines avaient un statut d’élite lorsqu’ils faisaient partie des rares à savoir lire et écrire. Les médecins se sont longtemps accrochés à leur vocabulaire et leurs tournures pour se tenir au-dessus de la plèbe. Le paroxysme encore visible aujourd’hui a été atteint par Richelieu et les rois qu’il a servis. L’Académie Française, institution rassie et sans aucune autre légitimité qu’un bail royal, en est le vestige le plus marquant.

Le problème est que la complexité de la langue est souvent arbitraire, et ne permet pas d’exprimer plus d’idées, mais de les exprimer autrement. Dans une vision élitiste, la langue sert d’outil de rhétorique, un générateur d’esbroufe qui doit en imposer à un interlocuteur moins achalandé en terme linguistique, et qui se sentira petit, d’une valeur moindre et sans légitimité pour argumenter. Ce qui est extrêmement malsain et dangereux.

Conclusion

Qu’on ne se trompe pas sur mon propos: je ne suis absolument pas en train de dire que l’auteur souhaite établir une hiérarchie entre les langues. Ce serait lui prêter une intention, et c’est non seulement hors de portée de ma connaissance de M. Clavé, mais également hors de mes principes.

Je veux souligner ici qu’il est bon de réfléchir aux conséquences d’un propos qui ne développe pas la complexité d’un domaine. L’angle d’approche est très étroit dans l’espace et dans le temps. Il est important de mettre en perspective l’évolution d’une langue à un moment donné avec toutes les évolutions qui l’ont faite progresser et enrichie [3]Oui, une simplification est une progression, çà l’image des os qui se forment par ajout et destruction, pour conserver une structure efficace et légère à la fois, la langue a besoin de … Continue reading. Limiter son argumentaire à une seule langue est également très limitant. De ce fait, mettre des généralités sur la base de l’évolution d’une seule langue locale est assez dangereux et fait passer des mauvais messages. L’un concerne la langue elle-même qui ne devrait que pouvoir augmenter en complexité. L’autre concernant la place de la langue dans une « hiérarchie qualitative » par rapport aux autres langues.

Pour aller plus loin…

L’autorité et l’argumentaire de l’auteur

L’auteur ne dit pas, ne lui faites pas dire

Dans ce paragraphe je ne discuterai pas de l’autorité que l’auteur se donnerait à lui-même. Christophe Clavé ne se prévaut pas d’une autorité quelconque: il a publié un billet de blog personnel, sans arguer qu’il a plus raison que les autres parce qu’il a des titres. C’est une marque d’honnêteté intellectuelle qui est à son honneur.

Le point que je souhaite discuter ici est l’ensemble des références qui sont mises en avant par certains de ceux qui partagent son billet pour lui conférer une autorité linguistique appuyant son propos.

Christophe Clavé est un professeur, titulaire d’un MBA et ancien élève de Science Po. Ces titres supposent une certaine culture générale, et un domaine d’expertise précis. Ce qui ne lui donne aucune autorité en matière de ce qui est bien pour une langue. Il ne s’en prévaut pas lui-même. Il serait bon que tous ses partageurs respectent et suivent ce principe.

Relativiser l’argumentaire

L’histoire est riche d’exemples et les écrits sont nombreux de Georges Orwell dans 1984 à Ray Bradbury dans Fahrenheit 451 qui ont relaté comment les dictatures de toutes obédiences entravaient la pensée en réduisant et tordant le nombre et le sens des mots

Le problème dans cette partie de l’argumentation est que la notion d’histoire et de fiction sont mélangées dans une seule phrase. Si l’auteur cite bien Orwell et Bradbury dans le cadre le la fiction, il ne cite aucun exemple historique. Cela participe à la mise en place d’un mille-feuille argumentatif. Ce procédé laisse certains arguments faibles profiter d’arguments plus forts mais sans connexion directe. Il faut être très critique vis-à-vis de ces constructions!

les écrits sont nombreux de Georges Orwell dans 1984 à Ray Bradbury dans Fahrenheit 451 qui ont relaté comment les dictatures de toutes obédiences entravaient la pensée en réduisant et tordant le nombre et le sens des mots.

L’argument est difficilement recevable, dans la mesure où il inverse la construction normale d’une langue. L’appauvrissement de la langue dans ces dystopies vient d’une volonté politique de limiter la capacité d’expression de la population. Alors que la construction d’une langue part de la population qui a besoin de s’exprimer. Donc c’est utiliser une affirmation pour étayer quelque chose qui est en totale inversion causale.

Comment construire une pensée hypothético-déductive sans maîtrise du conditionnel?

Ici est faite la confusion entre la sémantique et la grammaire. Ce n’est pas parce qu’une langue n’a pas de conditionnel grammatical qu’elle ne connaît pas la possibilité d’exprimer une condition. On est ici dans le sophisme d’une question sans réponse, qui oriente grandement le lecteur vers la conclusion qu’on attend de lui qu’il tire. C’est un procédé fallacieux qui, s’il est puissant en rhétorique, n’est pas correct lorsqu’on souhaite rendre compte du monde qui nous entoure.

Une langue et sa grammaire modélisent les structures mentales des populations. Elle ne modélise pas leur capacité à exprimer une pensée complexe. Il faut donc à tout prix éviter le sophisme de la pente glissante qui consiste à dire que la disparition du subjonctif dans le Bescherelle, ou du tutoiement formel, conduit immanquablement à l’appauvrissement de la pensée, voire pour les plus virulents à l’extinction de la civilisation. Ce sophisme est non seulement faux, mais en plus il s’oppose à l’évolution naturelle de la langue, qui est le meilleur garant de sa vivacité et de son adaptation au monde actuel.

Notes

Notes
1 https://temoignagefiscal.com/baisse-du-qi-appauvrissement-du-langage-et-ruine-de-la-pensee-par-christophe-clave/
2 https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/les-mots-en-inuktitut-pour-la-neige-et-la-glace
3 Oui, une simplification est une progression, çà l’image des os qui se forment par ajout et destruction, pour conserver une structure efficace et légère à la fois, la langue a besoin de simplifier sa structure et son contenu pour rester utilisable

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